Le travail détaché est un enjeu socioéconomique et juridique d’ampleur au cœur des débats contemporains sur la crise de la construction de l’Union européenne (UE). Cette expression désigne communément le détachement d’un salarié d’une entreprise d’un État membre vers une entreprise d’un autre État membre, lequel demeure affilié au régime de sécurité sociale du pays d’origine. Cette recherche déploie une approche multi-niveau de la régulation du détachement de salarié, forme majeure et controversée d’européanisation du marché du travail.
Elle retrace d’abord l’évolution du cadre juridique européen du détachement depuis les années 1990, renforcé au fur et à mesure de son intensification liée aux élargissements à l’Est de l’UE. Les réformes en faveur de l’application du droit du travail du pays d’accueil s’imposent aux États membres, que leurs gouvernements les soutiennent, comme en France, ou s’y opposent au nom de la liberté de prestation de services, comme dans les principaux pays exportateurs de main-d’œuvre. Si la fiction juridique de l’extériorité des salariés détachés aux marchés du travail nationaux se perpétue, l’analyse des dispositions légales et réglementaires et de la jurisprudence en France montre l’imbrication de normes nationales et européennes.
L’exploration systématique des débats politiques sur le travail détaché révèle par ailleurs de multiples échelles de représentations européennes, nationales et locales, ainsi que la prégnance d’intérêts socio-économiques territorialisés, que ce soit dans les arènes parlementaires ou dans l’espace médiatique. En France, le travail détaché évolue de la rubrique diplomatique des quotidiens généralistes aux faits divers localisés, au gré de son intensification et de sa mise sur agenda institutionnel, puis de sa banalisation dans les régions les plus concernées.
Les politiques de contrôle et de lutte contre la fraude au détachement, érigées en priorité par le gouvernement français, visent non seulement la défense des droits des salariés, mais aussi celle de l’emploi national. L’étude de la conception et de la mise en œuvre des politiques concernés montre cependant qu’elles n’entament guère l’essor du recours au travail détaché des entreprises françaises. Malgré la création d’une Autorité européenne du travail et des collaborations transnationales, l’administration et les organismes sociaux parviennent difficilement à protéger les droits des salariés détachés, qu’il s’agisse de leurs conditions de travail, de leur rémunération ou de leur protection sociale.
Cette recherche souligne enfin la diversité du recours au travail détaché des entreprises françaises, qui mobilisent des intermédiaires du droit et du marché du travail européen tirant profit de la complexité des réglementations, voire de leur contournement. Les réformes mises en œuvre en France présentent non seulement un effet limité en termes de gestion des flux et des illégalismes, mais réfractent cette diversité et renforcent indirectement certaines inégalités entre salariés.
English version below / Résumé en anglais
Posting of workers is a major socioeconomic and legal phenomenon at the heart of current debates on the crisis in the construction of the European Union (EU). The term is commonly used to describe the temporary transfer of a worker from an enterprise in one Member State to an enterprise in another Member State, while the worker remains covered by the social security system of the country of origin. This research takes a multi-level approach to the regulation of the posting of workers as an essential and controversial form of Europeanization of the labour market. It first traces the evolution of the European legal framework for the posting of workers since the 1990s, which has been strengthened as the EU has expanded eastward. These reforms in favour of the application of the host country’s labour law are binding on the Member States, whether their governments have supported, as is the case in France, or have opposed them in the name of the freedom to provide services, as is the case in the main labour-exporting countries. While the legal fiction that posted workers are external to national labour markets is maintained, the analysis of the legal and regulatory provisions enacted in France, as well as the legal foundations of national jurisprudence, shows that different levels of regulation are intertwined. The systematic study of political debates on posted work reveals multiple scales of representation at the European, national and local levels, as well as the impact of territorialized socio-economic interests, whether in parliamentary arenas or in the media. In France, posted work has moved from the diplomatic columns to localized news as it has intensified and been placed on the institutional agenda, then trivialized in the regions most affected. An analysis of the design and implementation of control and anti-fraud policies shows that the French government’s policy of controlling and combating fraud is aimed not only at protecting employee rights, but also national employment. However, despite being a national priority, their implementation has done little to curb the growing use of posting by French companies. As a result, administrative and social bodies, not to mention trade-unions, struggle to protect posted workers’ rights, whether regarding working conditions, remuneration or social protection. Finally, this research underlines the diversity of French companies’ use of posted workers, mobilizing legal and market intermediaries to take advantage of the complexity of regulations, or even to circumvent them. The reforms implemented in France have a limited effect in terms of managing flows and illegalities, and refract this diversity, indirectly reinforcing inequalities between posted workers.
