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Publication de recherche – Énergies renouvelables : comprendre les contentieux locaux pour penser une transition plus juste

Alors que le développement des énergies renouvelables s’intensifie, les projets d’implantation suscitent parfois de fortes oppositions, allant jusqu’au contentieux. Magali Dreyfus, chercheuse en sciences sociales et co-directrice de la recherche « Les énergies renouvelables « en procès » : de la contestation à l’acceptation ?» propose une lecture fine de ces litiges, loin des clivages simplistes entre « pro » et « anti » transition. À partir d’une enquête sur les décisions de justice, elle éclaire les intérêts en tension, les logiques d’aménagement du territoire et les conditions d’acceptation locale des projets. Entretien autour d’un sujet à la croisée du droit, de l’écologie et de la démocratie.

Votre recherche s’inscrit dans le champ des sciences humaines et sociales appliquées à l’énergie. Qu’est-ce qui vous a conduit à explorer les énergies renouvelables sous l’angle du contentieux ?

Magali Dreyfus : C’est tout d’abord, mon intérêt pour les collectivités territoriales et leurs politiques climatiques qui m’a amenée à m’intéresser aux énergies renouvelables. Ces acteurs concourent en effet aux objectifs nationaux de lutte contre le dérèglement climatique, au côté de l’État, dans le cadre de ce que l’on désigne parfois comme la « décentralisation énergétique ». Cependant, la mise en place de solutions locales à ce problème global ne se fait pas sans tensions. Comme nombre d’infrastructures, le développement d’installations éoliennes, photovoltaïques ou de méthanisation, dans les territoires, suscitent des réactions d’opposition qui se traduisent souvent par des recours devant les juridictions administratives. Le contentieux, dont le volume ne cesse de croître, apparaît alors comme un point d’observation heuristique pour comprendre les intérêts, les enjeux et les conflits de la transition au niveau local.   

Quelles ont été les difficultés majeures rencontrées dans la collecte et l’analyse des données contentieuses ?

M.D : La période de travail sur le projet (2022-2024) a été marquée par la mise à disposition du public, progressivement et sous format numérique, de l’ensemble des décisions du Conseil d’État, des cours administratives d’appel et des tribunaux administratifs. C’est une grande avancée pour la transparence de l’activité juridictionnelle mais aussi pour les chercheurs qui disposent ainsi d’un accès facilité à ces documents. Cependant, comme cette démarche a été concomitante à nos travaux, nous avons dû composer dans un premier temps avec les bases de données disponibles, publiques et privées. Nous avons pu observer, par recoupement, que la plupart du temps, celles-ci ne concordaient pas (par exemple, dans le volume de décisions identifiées pour un mot clé type « éolien » entre les différentes bases, ou encore du fait de la présence de doublons). Le travail de catalogage de ces décisions, réalisé essentiellement par l’ingénieure d’études Cécile Rodrigues, a été de ce point de vue fondamental pour donner une base solide à nos travaux et commencer les études statistiques et qualitatives plus approfondies des arrêts.

La période de travail sur le projet a été marquée par la mise à disposition du public de l’ensemble des décisions du Conseil d’État, des cours administratives d’appel et des tribunaux administratifs. C’est une grande avancée pour la transparence de l’activité juridictionnelle mais aussi pour les chercheurs qui disposent ainsi d’un accès facilité à ces documents.

En quoi le développement de ce contentieux stratégique diffère-t-il des “procès climatiques”, eux aussi stratégiques mais plus connus du grand public ?

M.D : Précisément, je ne qualifierais pas le contentieux des énergies renouvelables de « stratégique ». Ou du moins, il l’est, pour certaines associations anti-éoliennes qui ne constituent pas la majeure partie des requérants. Il me semble que les recours que nous avons étudiés s’apparentent plus à des conflits d’aménagements ou de grands projets. Les demandeurs ne défendent pas une cause et ne cherchent pas une décision qui ferait jurisprudence sur l’ensemble du territoire métropolitain. Au contraire, ils forment un recours pour faire reconnaître la spécificité d’un contexte local qui puisse justifier d’écarter des projets d’énergies renouvelables qui eux satisfont l’objectif national de lutte contre les gaz à effet de serre. Tout autrement, les procès climatiques ont pour ambition de changer (ou rendre effectives) les politiques climatiques. Pour cela, les requérants sont soutenus par des collectifs organisés dont la stratégie communicationnelle hors des prétoires est aussi importante que l’arène juridictionnelle.

Votre recherche montre que les clivages ne sont pas simplement “pro” ou “anti”-énergies renouvelables. Quels sont les malentendus ou simplifications médiatiques que vous souhaiteriez voir corriger ?

M.D : Un premier élément de clarté à garder en tête est que les litiges ne sont pas en soi des contestations du développement des énergies renouvelables ou une remise en cause de la lutte contre le changement climatique. Il s’agit en fait de défendre d’autres intérêts heurtés par les nouveaux projets. Ensuite, le discours qui pointe le contentieux comme frein au développement des énergies renouvelables manque de nuance. Il est vrai que les recours sont nombreux et longs (sans qu’on puisse toutefois apporter de chiffres définitifs), mais une bonne partie valide les projets et les rend pour la suite quasi inattaquables dans la mesure où le suivi de leur développement est peu contrôlé. De plus, une part importante des affaires est justement portée par des développeurs qui contestent le refus de l’administration d’autoriser les installations. Lorsqu’un recours aboutit à l’annulation d’un projet, et c’est aussi fréquent, c’est que l’infrastructure contrevient à des règles de protection de l’environnement, d’aménagement ou autres. Il est donc légitime de recourir aux juges qui chercheront à mettre en balance tous les enjeux en présence, qu’ils soient nationaux ou locaux.

Intégrer en amont les populations locales à travers la constitution de communautés d’énergie citoyenne ou à travers des activités vectrices de co-bénéfices est une pratique pouvant influer positivement l’acceptation.

En quoi l’agrivoltaïsme ou les projets portés localement modifient-ils les termes du débat sur l’acceptation ? Peut-on y voir une piste pour une transition plus juste ?

M.D : La définition de ce que serait une transition juste fait l’objet de débats importants en sciences humaines et sociales. Parle-t-on de justice intragénérationnelle (par exemple, entre individus ou territoires), intergénérationnelle, voire inter-espèces ? À partir de notre enquête, ce qui semble sûr c’est que les espaces de discussions sur les projets restent limités et que les cours apparaissent alors comme un ultime forum pour se faire entendre. Dès lors, intégrer le plus en amont possible les populations locales par exemple à travers la constitution de communautés d’énergie citoyenne ou à travers des activités vectrices de co-bénéfices (comme dans l’agrivoltaïsme qui combine revenu agricole et revenu de la production d’énergie) est une pratique pouvant influer positivement l’acceptation. On forme ainsi des « énerg’acteurs ». Cependant, cela doit être coordonné avec une planification aux niveaux régional ou étatique, plus descendante, qui demeure indispensable pour satisfaire la demande nationale toujours croissante. C’est aussi dans le cadre de ces procédures que des débats ouverts doivent être garantis, ainsi que dans les étapes techniques d’évaluation environnementale des projets.

Vous entamez désormais une comparaison internationale sur le contentieux des transitions énergétiques. À quelles différences majeures vous attendez-vous entre la France, l’Allemagne et le Japon ?

M.D : Tout d’abord, je souhaite souligner que le titre de notre nouveau projet, financé par le CNRS-SHS, prend soin de se référer aux « transitions énergétiques » au pluriel car de fait, les situations sont assez différentes. Par exemple, au Japon, le recours aux tribunaux est moins fréquent et les litiges portent plutôt sur la réouverture de centrales à charbon ou nucléaires. Cependant, on retrouve dans les trois arènes juridictionnelles le même type d’argumentaires et de tensions entre des intérêts nationaux, voire globaux, et locaux.  Il est intéressant de voir comment les mobilisations s’organisent et les arbitrages réalisés par les juges. Plus généralement, ces études pourront nous permettre de réfléchir à la gouvernance de l’énergie et notamment à l’implication des acteurs locaux, ainsi qu’aux processus de participation dont la portée démocratique est souvent discutée.

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